vendredi 8 avril 2016

Mémoire sans jours de Rina Lasnier

Mémoire sans jours, recueil de Rina Lasnier publié en 1960. Un recueil où on retrouve plusieurs registres, plusieurs sujets. Des abysses insondés de la création (La Malemer) en passant par les tambours haïtiens, les arbres, le Christ, le recueil se termine avec les automobiles. Manque d'unité peut-être, mais des poèmes marquants.


Le premier poème du recueil fait écho à Impatience dans Images et Proses. Ici on sent l'intensité de la poète dans sa volonté d'aller toujours de plus en plus loin dans sa création, illustrée ici par les abysses de la mer.

La Malemer (extraits)
Malemer, mer stable et fermée à la foudre comme à l'aile – mer prégnante et aveugle à ce que tu enfantes,

emporte-moi loin du courant de la mémoire – et de la longue flottaison des souvenirs ;

hale-moi dans ta nuit tactile – plus loin dans ton opacité que la double cécité de l'oeil et de l'oreille ;

malemer, toi qui ne montes plus sur la touffe fleurie des prés – comme une pensée fatiguée des images,

toi, qui ne laboures plus les grèves au cliquetis des cailloux – remuement de pensées au hasard des vocables.

Toi que n'enchaîne plus la chaîne des marées – ni le bref honneur des révoltes verticales,

que je sois en toi ce nageur rituel et couché – comme un secret aux plis des étoffes sourdes ;

sans foulée calculée – que je circule par tes chemins sans arrivages,

malemer – rature mon visage et noie cette larme où se refont les clartés,

que j'oublie en toi les frontières ambiguës de mon propre jour – et la lucide distance du soleil.
Mémoire sans jours, 1960


Rina Lasnier a été une enfant solitaire, mûrie trop tôt. Elle préfère les jeux solitaires de l'imaginaire aux jeux collectifs. Elle aime observer de loin sans être vue.

L’enfant poète
Il y aura toujours la table
L’enfant accoudé à son silence
Les yeux ouverts en étoiles
Et qui brûlent tout par délivrance

Il y aura toujours la nuit
La douleur tranquille des étoiles
Le bleu qui remue tant de sable

Il y aura toujours l’enfance
Qui choisit le feu par innocence
Le bleu de l’eau par attirance
Le débris des mots par impuissance
Mémoire sans jours, 1960

En 1950, la poète veille sa mère mourante. Les cris des martinets. qui se nichent dans les cheminées des alentours, lui rappellent la douleur de sa mère à la mort de nombreux nouveaux-nés ou très jeunes enfants. La perte de ses 10 enfants en bas âge l'a marquée. Un des poèmes les plus émouvants de l'oeuvre. L'auteur prendra 10 ans pour finaliser ce poème. Sans doute, dira-t-elle, parce que trop douloureux.

Les Martinets (extraits)

Je suis toutes les mères des enfants d’un jour,
La mort de l’un couvrant la naissance de l’autre,
Comme l’arbre de l’hiver, j’ai au flanc et à l’épaule
Des ombres qui grandissent déroutées de l’amour.
………..
J’ai enfanté ma chair adossée à la mort,
Par l’aigreur du lait pauvre aux aubes courbatues
Et par les eaux cendreuses du ventre assidu,
J’ai enfanté des fantômes en mocassins de mousse.
…………
Mes enfants d’un jour sont sable au sablier,
J’ai oublié leur nom de croix et de sainteté,
Comme la mémoire et le plasma des mers
Je porte en moi des naissances naufragées.
……….
Martinets, tourneurs nocturnes resserrant l’erre de ma douleur
Martinets, quand le sein ne sera plus l’étouffement,
Quand éclatera le cilice de mon coeur,
Ma mort maternelle sera multitude d’oiseaux blancs….
Mémoire sans jours, 1960

La dernière partie du recueil est dédiée à chacun de ses neveux et nièces. Et le tout dernier poème du recueil est dédié à tous les enfants. Petit clin d'oeil au commerce familial: son père, puis ses frères, et plus tard ses neveux, seront concessionnaires d'automobiles...Des automobiles, elle en a vu de toutes sortes depuis l'enfance puisque la famille vivait au-dessus du garage et des ateliers de mécanique.

Les Automobiles (extraits)
(Seuls animaux que connaissent les enfants)

Meute en chasse talonnée par la vélocité,
Coureuses des voies dures de la témérité,
Bêtes dociles au vertige des chauffards,
Mammouths modernes sur les fourmis et les morts.

Circuleuses des paysages faciles lentement dévidés,
Verres magiques aux bohèmes de la beauté,
Maraudeuses des amours à l'esbroufe,
Boîtes de Pandore ouverte d'un coup de pouce.
(…)
Culs-de-jatte assoupis sur leurs moignons,
Amputés des vols et des élans voyagers,
Refuge des chats, des lapins et des oignons,
Arches de Noé de nos jardins potagers.
Mémoire sans jours, Les Éditions de l'Atelier, 1960

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